Le métier de directeur de collection dans l'édition bientôt menacé ? Entretien avec René de Ceccatty
(Marianne) : René de Ceccatty, écrivain (Gallimard), traducteur et directeur de collection (Seuil) expérimenté, éclaire le débat sur l’avenir des directeurs de collection, ces pierres angulaires de l’édition dont la rémunération sous la forme de droits d’auteur est désormais contestée. Il craint les effets d’une évolution juridique décrétée sans concertation.Les directions de collection, une espèce menacée ? C’est l’interrogation qui, depuis la rentrée, agite le milieu de l’édition, soumis à des rebondissements multiples, enlisé dans des sables mouvants, victime des variations du vent aussi, qui font d’une question qui aurait pu demeurer technique, une évolution du droit, une affaire définitivement polémique. Métier clé de l’édition mais pas ou peu connu, le directeur de collection est un pivot, si ce n’est un pilier, du secteur du livre. C’est lui qui accompagne, conseille, oriente, propulse les auteurs dont il dépend et qui dépendent de lui. Il indique la direction du courant, coordonne une communauté esthétique, creuse une thématique. Il en va de la mode comme de l’édition, d’une robe comme d’un livre, le directeur de collection encadre toutes les étapes d’une collection, de sa création jusqu’à sa présentation. La parution ici. Le caractère, la couleur, le style d’une maison d’édition passe en partie par ses choix et ses orientations. Ils seraient 900 spécialistes à officier dans le pays. Pour combien de temps ? Comment (sur)vivront-ils à la révision de leurs conditions de rémunération ? La redéfinition de leur statut entraînera-t-elle une modification de leur mission, ou, pire, une disparition lente de leur rôle ? Le 21 octobre dernier, la requête du Syndicat national de l’édition (SNE), qui plaidait auprès du Conseil d’Etat un excès de pouvoir de l’Association pour la gestion de la sécurité sociale des auteurs (Agessa), a été rejeté. En cause ? Le mode de rémunération des directeurs de collection, lesquels, maillons indispensables et même majeurs de la chaîne éditoriale, ne sont pas dépendants contractuellement des maisons d’édition dont ils assurent à la fois le rayonnement, la continuité, le repérage, le renouvellement. Changement de régime pour les directeurs de collection Si la situation des directeurs de collection est variée, certains exerçant à la fois auprès d’un éditeur et comme salarié ailleurs, d’autres se consacrant exclusivement à cette tâche, on constate, sans que ce soit pour autant une constante, qu’un certain nombre d’entre eux sont auteurs ; ils tirent de cette expérience un réseau, une connaissance, une influence, une légitimité recherchés par les éditeurs. Dans tous les cas, tous suscitent la création, participant de façon déterminante à l’élaboration de chaque livre écrit, réfléchi, publié, désiré dans le périmètre de la collection qu’ils dirigent. L’œuvre n’est pas un miracle qui surgirait magiquement d’un auteur unique. Elle est, au contraire, le fruit d’une construction, l’objet d’une discussion, le résultat d’un suivi, le produit d’une concertation. Pour ces raisons, étant par ailleurs tacitement entendu que l’indépendance desdits directeurs était avantageuse sur un plan pas uniquement financier, la tradition imposa qu’on les rémunère en droits d’auteur. Jusqu’à… une missive, reçue comme un missile dans le secteur : une lettre de mai 2017 émanant de l’Association pour la gestion de la sécurité sociale des auteurs (Agessa) indiquant que le directeur de collection ne pouvait plus relever du régime de sécurité sociale des artistes auteurs (excluant ainsi leur rémunération en droits d’auteur). Le conflit couvait depuis plusieurs années, évoluant dans un certain brouillard, un temps juridique suspendu disons, il éclate désormais depuis le rejet récent, par le Conseil D’État, du recours du Syndicat national de l’édition (SNE) - soutenu dans son refus par la Société des gens de lettres - opposé à l’exclusion par l’Agessa des directeurs de collection dudit régime. L’année dernière, le même Conseil d’État avait suspendu sa décision, empêchant de fait une application de cette décision jugée « unilatérale » et donc abusive par ses détracteurs au 1er décembre 2019. Douche froide pour les directeurs, coup de tonnerre pour les éditeurs. Le couperet tombé, la déception du syndicat et de son important entourage est grande, de même que l’inquiétude du milieu est vive, s’agissant du sort des directeurs de collection, activité dont l’avenir paraît, pour le moins, imprécis. Par-delà l’enjeu de la rémunération, au cœur de ce conflit, surface apparente d’enjeux plus profonds, élevés, le débat pose des questions sérieuses. Sur la création éditoriale, souvent collégiale, l’autonomie des directeurs de collection vis-à-vis de l’éditeur, la conception d’un livre, la qualité et la diversité de l’offre adressée au lecteur. État des lieux avec une figure de l'édition française. Marianne : En quoi consiste la mission du directeur de collection ? René de Ceccatty : Un directeur de collection, qu'il ait ou non effectivement créé une collection, choisit ses auteurs et parfois les incite à écrire un livre dont il leur suggère la thématique et l'orientation, selon une charte plus ou moins contraignante. Il est donc, le plus souvent, à l'origine du projet. Parfois, il accueille des auteurs qui sont inspirés spontanément du thème de la collection (un souvenir d'enfance par exemple, une rencontre déterminante, une passion pour un auteur, un fait divers, etc.) et qui viennent proposer leur livre achevé ou en cours. S'il s'agit de littérature étrangère, il caractérise sa collection par sa culture ou par son goût, qui se définissent par le style, les sujets, les genres littéraires auxquels appartiennent les livres qu'il publie. Le travail d'un directeur de collection est de créer un certain esprit, une certaine famille littéraire, un espace de liberté, peut-être plus grand que sous les couvertures "généralistes" de la maison d'édition qui l'héberge Les cas se présentent différemment en fiction et en non-fiction, bien entendu, avec un degré variable de spécialisation et de spécificité. Le directeur de collection donne un ton aux livres qu'il publie, par sa thématique et par la famille littéraire (ou scientifique ou politique) qu'il se choisit. J'ai créé plusieurs collections: "Haute Enfance", chez Hatier (avec Colline Faure-Poirée) qui, comme le titre l'indique, était consacré à des souvenirs d'enfance. La collection s'est prolongée chez Gallimard, d'abord avec, puis sans moi. J'ai également créé "Solo" au Seuil, qui était plus large, et demandait aux auteurs de s'impliquer personnellement, même dans des fictions, pour rendre subjectif le récit qui devait répondre à une obsession particulière. Cette collection a accueilli des auteurs très divers, parfois même étrangers, quand j'avais le sentiment que leurs œuvres correspondaient à l'esprit que je voulais insuffler à ma collection (Pasolini, Gustaw Herling, Paolo Barbaro), et de toutes les générations, d'auteurs aguerris ou débutants. J'ai ensuite créé "Réflexion", où des écrivains de fiction publiaient des essais sur la création, sur leur travail, sur leurs lectures, et parfois des poèmes (Adonis, par exemple). Le travail d'un directeur de collection est de créer un certain esprit, une certaine famille littéraire, un espace de liberté, peut-être plus grand que sous les couvertures "généralistes" de la maison d'édition qui l'héberge. Mais, même sans collection caractérisée matériellement, un éditeur, employé d'une grande ou petite maison, est considéré comme "directeur de collection" quand il est à l'origine de certains projets et quand il amène des auteurs qui, sans lui, n'auraient peut-être pas été édités par la maison. Ce qui compte, c'est que son goût personnel soit déterminant dans ses choix, son esthétique soit particulière et respectée, sans bien sûr contredire ni la politique éditoriale de la maison d'édition ni le tempérament des écrivains qu'il publie. La rémunération du directeur de collection sous forme de droits d'auteur prévalait jusqu'ici. Lire aussiBHL, Moix, Enthoven… enquête sur l'influent réseau Grasset L'exclusion par l'Association pour la gestion de la sécurité sociale des auteurs (Agessa) des directeurs de collection du régime des droits d'auteur représente-t-il une menace pour le secteur ? Si oui, laquelle ? Un directeur de collection est un intervenant spécifique dans la chaîne de l'édition. Ce n'est pas un employé salarié qui a des responsabilités multiples et des obligations parfois administratives dans la maison, et qui a par ailleurs les avantages et les devoirs attenant à toutes les entreprises. Le directeur de collection est à la fois privilégié (une relative autonomie) et moins protégé (il doit lui-même cotiser beaucoup plus qu'un salarié, puisque son "employeur" n'a pas les charges lourdes qu'exige un salarié). L'Agessa était jusque-là sa caisse de retraite et d'assurance maladie, comme pour un auteur. La plupart des directeurs de collection étant également auteurs (c'est mon cas), c'était la situation naturelle. Et le principe était que leur intervention dans la création du livre était assez importante pour qu'on les considère également comme créateurs. C'est l'initiative d'un directeur de l'Agessa qui a été à l'origine d'un grand chaos à la fois pour les éditeurs et pour les directeurs de collection qu'il a voulu exclure. Les éditeurs se sont vus menacés de devoir salarier tous leurs directeurs de collection ou alors les directeurs de collection devaient se constituer en auto-entrepreneurs, comme des prestataires de service, avec les charges bureaucratiques que cela impliquait, s'ajoutant à leurs charges financières. Le principe du recours à des directeurs de collection consiste à penser que ces personnes ont des réseaux amicaux et littéraires qui leur permettent de publier de façon novatrice et stimulante des livres qui autrement ne verraient pas le jour. Autrement dit, ces personnes sont censées avoir une personnalité qui exige une certaine liberté de manœuvre. La leur refuser soit en les transformant en employés salariés soit en les contraignant à devenir une entreprise est une façon de nier leur spécificité. Le relation aux auteurs et le rapport au texte lui-même risquent-ils de changer, dans le sens d’une dégradation ? Je me suis insurgé très vite contre l'initiative du directeur de l'Agessa, car aucune concertation n'avait été tentée. Ni les éditeurs, ni les directeurs de collection, ni les auteurs n'ont été consultés. C'est le zèle incompréhensible d'une personne, pensant faire faire des économies à l’État, qui est à l'origine de cette décision unilatérale. De toute façon, l'Agessa va disparaître et l'on se trouve dans une impasse éphémère, mais absurde, qui a compliqué la vie de tout le monde. Bien entendu, l'obligation pour les éditeurs de salarier tous leurs collaborateurs va les faire hésiter à recourir à des "apporteurs de projets" et à des directeurs de collection. La diversité des choix éditoriaux est donc menacée, et il y a un risque de banalisation. L'idée de forcer un directeur de collection à devenir auto-entrepreneur me semble, dans l'état actuel des choses, une autre forme d'aberration Que nous dit la décision du Conseil d’État de l’état de la culture, de l’évolution de l’édition, de l’avenir des auteurs, de la considération du lecteur ? De plus en plus, la culture est traitée comme un machine à faire des produits rentables. L'idée que la culture doive être traitée selon d'autres critères financiers et juridiques que les autres domaines d'activité et de production commerciale semble à certains gouvernants comme aberrante. (On pourrait en dire autant d'autres métiers qui exigeraient un traitement tout aussi spécifique : par exemple, les métiers médicaux, les hôpitaux étant désormais considérés comme des entreprises qui doivent rapporter de l'argent.) Tout cela correspond à la logique (si l'on peut utiliser un tel terme pour décrire une absurdité...) du néo-libéralisme. Je ne dis pas pour autant que l'Agessa ait été la meilleure invention au monde, car elle forçait les écrivains à justifier un minimum de revenus pour y adhérer, ce qui posait de grandes difficultés à bien des écrivains qui ne publiaient pas nécessairement avec régularité. Un auteur pouvait, faute de publications suffisantes, être exclu de l'Agessa, comme si son statut devait sans cesse être remis en cause... par ses revenus ! Mais l'idée de forcer un directeur de collection à devenir auto-entrepreneur me semble, dans l'état actuel des choses, une autre forme d'aberration. En quoi l'indépendance, l’autonomie du moins, dont profitait jusqu'ici le directeur de collection serait-elle profitable à l'auteur comme au lecteur ? Les auteurs, en étant choisis, sollicités ou accueillis par le directeur d’une collection, ont le sentiment d’être en rapport direct avec une personne autonome et non avec une machine éditoriale à plusieurs têtes, impression souvent désagréable et presque inévitable, quand un écrivain n’a pas face à lui un seul interlocuteur. Les règles du jeu sont ainsi beaucoup plus claires, puisqu’elles sont édictées par une personne, avec laquelle l’écrivain s’entend (ou pas et alors il se retire). J’ai souvent dit que je ne croyais pas aux décisions collectives, aux jugements pluriels. Les comités de lecture ne me semblent que très rarement une bonne chose, car on ne juge pas un livre comme on juge une copie d’examen. Il n’y a en édition que des regards subjectifs, même si ces regards, bien entendu et heureusement, peuvent converger. Et en général, si on s’entend sur le niveau minimal disons d’un livre, sur la maîtrise qu’un auteur a de ce qu’il écrit et de la façon de l’écrire, la divergence, en revanche, surgit sur le besoin, sur le désir de publier un texte, et sur l’importance que cette publication revêt aux yeux de qui a pris connaissance du manuscrit. Le lecteur lambda n’est certes pas toujours conscient du rôle d’un éditeur. Et il n’est pas sûr qu’il faille trop l'éclairer sur ce rôle. Mais les lecteurs « professionnels », critiques ou libraires, savent bien reconnaître l’esprit d’une collection et d’un éditeur, et partent, dans leur lecture, avec un crédit de confiance… ou un débit de méfiance… selon la sympathie ou l’antipathie qu’éveillent les choix précédents. Lire aussiMaisons d'édition : l'insoupçonné marché des transferts... d'écrivains ! Concrètement, concernant l'arpenteur des librairies, une réduction de la diversité des livres proposés, des thèmes abordés, est-elle à redouter ? Faut-il craindre, ou pas, un amenuisement de l'offre éditoriale, une baisse de qualité ? Je ne pense pas qu’il y ait à craindre un amenuisement en quantité, mais un amenuisement en diversité et en qualité, assurément. Le problème ne concerne pas seulement l’éventuelle disparition des directeurs de collection. Il concerne le fonctionnement de l’édition, soumise aux lois économiques de la distribution qui, inévitablement, favorisent les grosses ventes, en les concentrant sur quelques « produits » dont la rentabilité a été prouvée par le passé. Ainsi, certains auteurs à succès sont-ils d’office mis en place en grand nombre. Les prix littéraires, hélas, jouent aussi leur rôle dans cet histrionisme, malgré la qualité et l’authenticité de certains lauréats Or, l’on sait qu’à de rares exceptions près, les grosses ventes ne concernent pas les livres très littéraires et très originaux, mais concernent un certain type de narration et un certain type d’auteur qui, pour des raisons variées, entre dans le moule des médias. Ce ne sont pas nécessairement des auteurs formatés, stéréotypés. Cela peut être aussi des personnalités assez singulières, mais qui sont de « bons clients » du journalisme à sensation, de la télévision, de l’histrionisme attenant à une certaine forme de la publicité éditoriale. Les prix littéraires, hélas, jouent aussi leur rôle dans cet histrionisme, malgré la qualité et l’authenticité de certains lauréats. Ce ne sont pas des personnes que je mets ici en cause, mais un système et ceux qui s’y soumettent sans le critiquer. C’est pourquoi il me semble essentiel de maintenir en place des fonctionnements autres de la publication, et ces fonctionnements reposent sur des personnalités éditoriales libres, qui ont une idée authentique, sincère et peu commerciale de ce qu’est un écrivain… sans pour autant refuser le succès quand il vient. ..
Image source : marianne.net